CHAPITRE VIII
Montarg apprit les nouvelles à l’aube ; une heure plus tard, il était chez Surat. Malgré l’heure matinale, le cyber était assis à son bureau. Il se leva en voyant son visiteur se ruer vers lui, fit un signe à son acolyte qui vint se placer entre eux. Montarg était furieux, mais Surat n’avait pas besoin d’un défenseur. Même au comble de la rage, l’homme n’oubliait pas qu’il était préférable de ne pas user de violence envers un serviteur du Cyclan.
— Vous êtes au courant ? (Montarg lança un regard furibond au cyber.) Cette garce a découvert ce qu’elle cherchait. En ce moment même, elle est en route vers la chambre du Conseil, et chacun est convaincu qu’à midi elle sera la nouvelle Propriétaire.
La rage l’empêchait de demeurer en place. Ses pieds martelaient le sol, tandis qu’il arpentait la pièce.
— Voilà pour vos prédictions, Surat. Le plus piètre imbécile de la cité aurait fait aussi bien.
— Je ne lis pas l’avenir, Monseigneur. Je me contente de prévoir le résultat le plus probable d’une série d’événements, mais je n’ai jamais prétendu être infaillible. Il existe toujours le facteur inconnu.
— Des excuses, Cyber ?
— Des faits, Monseigneur.
— Je me suis fié à vous pour me conseiller. Vous aviez prédit que je serais accepté par le Conseil, et qu’est-il advenu ? Votre prévision était fausse, et Veruchia a obtenu un délai de cent jours. Puis, vous avez prédit qu’elle ne découvrirait pas le Premier Vaisseau, et cependant elle l’a trouvé. Et lorsqu’elle est tombée au fond de la mer, prisonnière de l’engin, il paraissait certain qu’elle allait mourir. Pourtant elle vit. Trois prédictions, Cyber, avec, pour la dernière, un ordre de probabilité de quatre-vingt-dix-neuf pour cent.
La voix égale de Surat contrastait fortement avec les divagations de Montarg.
— C’est vous-même qui avez provoqué la décision du Conseil, Monseigneur. Votre conduite les a indisposés et les a incités à se mettre d’accord pour octroyer à la femme le temps de prouver le bien-fondé de ses prétentions. La découverte du vaisseau fut une question de pure chance. Comme vous vous en souviendrez, ma prévision était qu’elle ne le trouverait pas, selon un ordre de probabilité de quatre-vingt-douze pour cent.
— Et la dernière ? La probabilité à quatre-vingt-dix-neuf pour cent qu’elle ne survivrait pas ?
— Quatre-vingt-dix-neuf pour cent, ce n’est pas la certitude absolue, Monseigneur. Rien n’est jamais certain. Il y a toujours…
— Le facteur inconnu, coupa brutalement Montarg. Dans le cas présent, un homme appelé Dumarest. Il l’a sauvée. Je crois que je vais le tuer à cause de cela.
— Ce serait extrêmement malavisé de votre part.
— Pourquoi ? Que vous importe cet homme ? La lie de l’arène, un voyageur, j’aurais dû m’arranger pour le tuer depuis longtemps.
Montarg porta la main à sa ceinture. Il arborait une dague dans un fourreau ornementé. Il sortit la lame et contempla l’acier brillant.
— J’en ai commandé un millier de semblables, dit-il. Elles seront distribuées aux étudiants comme symbole de la nouvelle culture de ce monde.
Sans crier gare, il lança son arme, et la pointe s’enfonça en vibrant dans le bureau.
— Veruchia ! cracha-t-il. Cette chienne ne sera jamais Propriétaire.
Surat regarda son bureau. Sa main se trouvait à quelques centimètres de l’endroit où le couteau s’était planté, mais il n’avait fait aucun effort pour le retirer, prévoyant la trajectoire de la lame à l’instant même où Montarg la jetait. Un geste stupide, émotionnel, dénué de logique et de raison, typique de l’homme et typique de tous ceux qui étaient esclaves de leurs sécrétions glandulaires. Comment de tels individus pouvaient-ils espérer contrôler la destinée des mondes ? Comment pouvaient-ils élaborer des politiques, décider des actions alors qu’à tout moment ils pouvaient succomber à la haine, à la peur et à la colère ? L’émotion était une insanité.
Mais il pouvait l’utiliser. Surat réfléchit. Était-il préférable de permettre à l’homme de tuer Veruchia ? Le Conseil le châtierait, c’est vrai, mais son fils deviendrait héritier et l’on désignerait des régents pour administrer la planète – le Conseil, peut-être, il y avait des précédents. Mais pareil arrangement compliquerait les choses. Un homme seul était plus facile à guider, et l’intelligence centrale avait ordonné d’accélérer le programme. Donc, Montarg devait hériter.
Il regarda l’homme récupérer sa dague et la ranger dans sa gaine. Son geste semblait avoir agi comme une catharsis et quand il parla, ce fut d’un ton plus calme.
— Faites-moi une prédiction, Cyber. Quelle est la probabilité pour que Veruchia hérite ?
— Si elle possède la preuve nécessaire, Monseigneur, et selon mes informateurs elle la possède, il est pratiquement certain qu’elle deviendra la nouvelle Propriétaire.
— Faux. (Montarg émit son rire silencieux.) Son ascendance est douteuse. J’ai des raisons de croire que Oued n’était pas son père. Un examen biologique de ses facteurs génétiques pourraient l’établir de manière irréfutable. Amplon pourrait s’en charger. Ce vieux fou n’aura pas le choix, si le Conseil lui en intime directement l’ordre. Je vais le contacter tout de suite. Où est votre vidéophone ?
Il atteignit l’appareil avant que Surat ait pu prononcer une objection, appuya sur les touches pour composer un numéro, parla, et attendit en fronçant les sourcils. Il aboya une nouvelle fois dans le récepteur, élevant la voix sous l’effet d’une impatience croissante. Lorsque enfin il reposa l’appareil, ses yeux étaient pleins de stupeur.
— Amplon est mort.
Amplon, et aussi Redal, le premier par mesure de précaution, le second parce qu’il avait échoué dans sa mission. Placé dans le laboratoire à une seule fin, il avait laissé passer la chance quand elle s’était présentée. Il n’avait pas réussi à obtenir la formule exacte de la chaîne moléculaire et le Cyclan n’avait pas de temps à consacrer à ceux qui échouaient. Son corps était au fond de la mare, lesté de plomb.
— Ce n’est pas une perte, Monseigneur, fit Surat de sa voix neutre. Il aurait été incapable de vous aider.
— Il y en a d’autres. Nous pouvons faire venir un biotechnicien, au besoin. Je suis persuadé que Selkas est le père de la fille de Lisa.
— Quoi qu’il en soit, cela ne change rien, Monseigneur. Sa revendication se fonde sur ses origines maternelles, et non paternelles. Lisa descendait en droite ligne de Chron, et il ne fait aucun doute que Veruchia est son enfant.
— Alors, elle doit mourir. Et ce Dumarest avec elle.
— Non, Monseigneur. Pas l’homme.
Surat ne pouvait ressentir d’émotion, et sa voix demeurait uniformément modulée, mais en dépit de cela, Montarg perçut une bizarre tension. Curieusement, il étudia le visage maigre, les traits durs, comme taillés dans la pierre, sous le crâne rasé, faisant appel à son intuition innée pour franchir les failles de la logique et parvenir à une conclusion instinctive.
Surat, depuis le début, insistait pour qu’on ne fasse aucun mal à Dumarest. Pourquoi ? Quelle raison pouvait avoir le cyber de protéger un tel homme ? Quel lien pouvait-il y avoir entre un vulgaire voyageur, un lutteur d’arène, et une organisation à l’échelle mondiale comme le Cyclan ?
Il dit d’une voix calme :
— Dumarest. Le facteur inconnu. Il y a un mystère quant au sauvetage de Veruchia. Dumarest, d’une manière quelconque, semble avoir réussi à diriger les actes d’un décapode. Oui, j’ai mes informateurs, moi aussi. Ils me tenaient au courant. (Il plissa le front, méditatif.) Dumarest et Selkas se sont rendus tous deux au laboratoire de biologie. On a interrompu une série d’expériences, et toutes les ressources de l’édifice ont été concentrées sur la fabrication de quinze unités moléculaires. Un membre du personnel a jugé bon de m’informer, anxieux qu’il était d’entretenir de bonnes relations avec le nouveau Propriétaire. (Ses yeux lancèrent des éclairs.) Le nouveau Propriétaire probable. Je l’ai jugé stupide, mais à présent je n’en suis plus si sûr. Et maintenant, Amplon est mort, et son assistant introuvable. Un mystère, Surat, n’est-ce pas votre avis ?
— Une suite d’incidents sans rapport les uns avec les autres, Monseigneur.
— Un tel discours dans la bouche d’un cyber ? Des incidents qui se succèdent ainsi peuvent-ils n’avoir aucun rapport ?
Montarg ruminait ses pensées, sans s’apercevoir que l’acolyte se rapprochait de lui, prêt à lui envoyer un dard empoisonné au premier signal de Surat, un poison qui le tuerait, pas sur-le-champ, mais dans une heure, quand il serait loin de là et que le cyber se trouverait à l’abri de tout soupçon.
— Dumarest possède quelque chose que vous désirez, déclara-t-il brusquement. Une sorte de secret. Je ne vois pas d’autre explication à votre obstination à le laisser en vie. Quinze unités moléculaires… assemblées dans un certain ordre, peut-être ? C’est ça ?
Son intuition était prodigieuse ; inexplicablement, il était tombé sur la réponse juste. Conjecture, peut-être, mais une conjecture qui aurait normalement dû lui valoir une mort immédiate. Un geste, et ce serait chose faite, mais Surat ne donna pas le signal. Montarg avait plus de chance qu’il ne s’en douterait jamais.
Le Cyclan avait formé des plans pour Dradea, et il en faisait partie. Le besoin d’agir vite dictait d’en faire l’héritier, et Surat était un dévoué serviteur de l’organisation. Cependant, s’il acquérait la certitude que Dumarest était d’une importance capitale pour le Cyclan, cela lui donnerait une arme contre eux. C’était le dilemme qu’il fallait résoudre.
— Quinze unités, répéta Montarg. Mais non, s’il ne s’agissait que de découvrir l’ordre exact, il suffirait d’essayer toutes les combinaisons.
N’importe quel mathématicien pouvait lui démontrer son erreur.
— Le nombre de combinaisons possibles pour quinze unités s’élève à des milliards, Monseigneur. S’il était possible d’en essayer une par seconde, il faudrait quatre mille ans pour les tester toutes.
— Alors, il détient effectivement le secret ?
C’était le moment de lui révéler un peu de la vérité.
— Oui, Monseigneur. Un secret dérobé au Cyclan.
— Et vous vouiez le lui reprendre. (Montarg jeta la tête en arrière, dans son rire silencieux.) Faisons un marché, Cyber. Faites en sorte que j’hérite, et je vous dirai comment récupérer votre bien.
À ce moment, il manqua d’intuition. Il ne comprit pas qu’il offrait de livrer ainsi au Cyclan le plus grand pouvoir que l’homme puisse connaître.
*
**
La maison était pareille que dans son souvenir. Les fleurs étaient flétries dans leurs vases, mais à part cela, rien n’avait changé. Veruchia resta un moment dans l’entrée, savourant ce spectacle familier, dont les petits détails lui apparaissaient avec acuité : un jouet qu’elle avait chéri dans son enfance ; une photo encadrée et pendue un peu de guingois sur te mur ; un plat fait avec des coquillages ramassés par un, jour ensoleillé, quand elle avait vu pour la première fois l’étendue impressionnante de la mer.
Selkas lui prit le bras alors qu’elle était sur le point de courir vers les autres pièces.
— Un moment.
— Mais c’est ma maison ! Je dois sûrement être en sécurité ici !
— Tu n’as pas encore hérité, dit Dumarest. Il reste deux heures jusqu’à midi. Attends que j’aie inspecté les lieux.
Elle se rembrunit, tandis qu’il visitait une pièce après l’autre. Serait-ce toujours ainsi ? Faudrait-il craindre chaque recoin d’ombre, au cas où il abriterait un assassin ? Tous les souverains devaient-ils être entourés de gardes et d’yeux attentifs ? Elle se détendit quand Dumarest revint, chassant cette appréhension passagère. Ceci était sa demeure, et elle n’avait rien à redouter, comme elle n’aurait rien à redouter tant qu’il serait à son côté.
Selkas la regarda s’éloigner, vit son sourire, son, plaisir non dissimulé.
— Elle est heureuse, dit-il. Je ne l’ai jamais vue aussi rayonnante. Pas même quand je suis venu pour vous emmener au Conseil. Elle était heureuse à ce moment-là, mais à présent elle est telle que je l’ai souhaité toute sa vie.
Dumarest interrogea :
— Votre fille ?
— Vous avez deviné. (Selkas prit une inspiration.) Elle ne doit jamais savoir. Lisa était une femme merveilleuse, et Oued était mon ami. Ce fut un moment de folie exquise – je n’essaie pas de me trouver des excuses. L’aimez-vous ?
— Dans quelques heures, elle possédera un monde.
— Et vous avez votre fierté d’homme. Mais je crois que vous l’aimez, Earl. Pour quel autre motif auriez-vous risqué votre vie ?
— Pour obtenir des renseignements.
— C’est tout ? (Selkas eut un sourire incrédule.) Ma foi, peu importe. Si nous allions l’attendre dans le bureau ?
Le livre découvert par Veruchia gisait sur la table de travail usé, taché d’eau, couvert d’une écriture serrée et précise. Dumarest le feuilleta tandis que Selkas remplissait deux verres d’alcool. Il refusa l’offre d’un signe de tête.
— Non, merci.
— Déçu, Earl ?
Le journal ne contenait rien d’autre que le compte rendu du voyage, et les récits des premières années de la colonie. Les tables de navigation qu’il avait espéré trouver avaient disparu, emportées par la rafale d’air, au moment de l’ouverture du panneau, peut-être, ou retirées du vaisseau des années auparavant. Mais il donnait cependant quelques indices.
— Ce monde a été colonisé depuis une planète appelée Hensh, dit Selkas. Il est fait mention de Quell et d’Allmah, mais rien sur Terre.
Trois planètes. Dumarest parcourut fébrilement le livre, cherchant leurs références. Le capitaine avait fait preuve d’une précision rigoureuse. Le nom de chaque monde était suivi d’une série de chiffres.
— Selkas, y a-t-il ici un almanach planétaire ?
— Je l’ignore. Voulez-vous que j’aille demander à Veruchia ?
— Ça n’a pas d’importance.
Dumarest entreprit de fouiller les rayons de la bibliothèque. Il en extirpa un épais volume qu’il posa sur le bureau. Il le feuilleta vivement.
Hensh, lut-il. Selkas ! Les coordonnées ne sont pas les mêmes !
— En êtes-vous sûr ?
— Regardez vous-même.
Les doigts de Dumarest tapotèrent l’almanach puis les notes du journal de bord. Il consulta brièvement d’autres pages.
— Quôll et Allmah, idem. Ni l’une ni l’autre ne correspondant aux références modernes. (Il s’enfonça dans son siège pour réfléchir.) Le vaisseau devait utiliser les tables de navigation originelles. C’est pourquoi les coordonnées indiquées ne sont pas les mêmes que celles d’aujourd’hui.
— Dans ce cas…
Selkas ne termina pas sa phrase.
— Non, Earl. Ce doit être une erreur. Un code particulier au capitaine, peut-être. À moins qu’il ne s’agisse pas du tout de coordonnées.
Dumarest n’écoutait pas. Il contemplait les pages maculées et les trois séries de chiffres laissées par un capitaine mort depuis longtemps. Cet homme avait-il connu Terre ? Avait-il été capable en regardant le ciel de repérer l’astre qui réchauffait la planète qu’il aspirait à trouver ?
Trois séries de chiffres ; trois éléments d’information à partir desquels un ordinateur pourrait établir des tables analogues à celles dont ils provenaient, des tables qui auraient utilisé comme point d’origine la région qu’il devait absolument retrouver – la planète Terre ; peut-être était-ce possible.
Sa patrie !
Dumarest examina ses mains. Elles tremblaient un peu, et il prit le verre que Selkas lui avait servi, chauffa l’alcool entre ses paumes. Se rendre jusqu’à une planète offrant des services informatiques ; attendre que la copie soit établie, les comparaisons effectuées et puis, enfin, sa quête serait terminée.
Le succès lui tournait la tête.
Non, pas le succès.
Il contempla le verre auquel il n’avait pas touché, la forme effondrée de Selkas dans un fauteuil, et se dressa d’un bond.
— Veruchia !
— Qu’y a-t-il, chéri ? demanda-t-elle d’un ton désinvolte, inconsciente du danger. Earl ?
Elle arrivait dans le bureau lorsque des hommes firent irruption dans l’entrée.
— Coquette petite maison, dit Montarg. Petite, douillette et bien chaude. L’écrin qui convient à une perle, même si elle est imparfaite. (Il allait et venait nerveusement, débordant d’une énergie explosive.) Un coup bien monté, comme vous en conviendrez. Un trou percé dans le mur, un gaz répandu dans l’atmosphère. Simple, rapide et efficace. Les hommes n’étaient pas tellement indispensables, mais Surat tenait à ce que je prenne des précautions. N’est-ce pas, Cyber ?
— Il faut toujours prévoir l’imprévisible, Monseigneur.
— Nous avons donc amené quelques hommes avec nous, au cas où votre chien savant pourrait se passer de respirer, Veruchia. (Montarg s’arrêta près d’elle.) Êtes-vous à l’aise, cousine ? (Il resserra les liens qui la maintenaient sur la chaise.) Est-ce mieux à présent ?
Elle se refusa à lui donner satisfaction, et ne desserra pas les lèvres quand les entraves lui mordirent la chair. Il lui lança un regard mauvais, et serra encore d’un cran.
— Alors, raclure d’arène ? Ne plaideras-tu pas en faveur de ta catin ?
Dumarest l’ignora, promenant son regard autour de lui. De même que Veruchia, il était ligoté sur une chaise, une large lanière de cuir lui maintenait les bras contre le corps, et le corps contre le dossier de bois. Il ne vit Selkas nulle part. À l’exception de Veruchia et de Montarg, il n’y avait dans l’entrée que le cyber et un de ses acolytes. Les hommes qui avaient forcé la porte avaient été renvoyés. Le gaz qui l’avait privé de ses forces se dissipait.
— Réponds-moi quand je parle !
Montarg fit un pas, frappa le visage de Dumarest du plat de la main. Une bague lui meurtrit la lèvre, et le sang coula dans sa bouche. – Est-ce là ce que vous appelez la mystique du combat ? railla Dumarest ;
— Tu te moques de moi ?
— Torturer une femme sans défense et battre un homme réduit à l’impuissance.
Dumarest cracha un jet de salive mêlée de sang. Il atterrit sur le pied de Montarg.
— Vous êtes un valeureux guerrier, Monseigneur.
La rage transforma le visage de Montarg en un masque livide. Il leva à nouveau la main, et sa bague traça un sillon sur la joue de Dumarest. En même temps, d’un coup de pied, il fit glisser la chaise sur le bois ciré, et elle alla heurter le mur. Montarg s’avança, et l’acolyte fit un mouvement alors qu’il s’apprêtait à administrer un troisième coup.
— Monseigneur.
La voix égale de Surat était comme de l’eau jetée sur le feu.
— Nous perdons du temps. Le Conseil doit se réunir dans une heure. Il ne serait pas sage de le faire attendre.
— Ils attendront. Ils n’ont pas le choix.
— Mais nous n’avons néanmoins pas de temps à gaspiller, Monseigneur.
Montarg renifla avec mépris.
— Ce que vous voulez dire, en réalité, c’est que vous ne voulez pas que j’abîme votre propriété. Très bien, Cyber, je comprends. (Il abaissa les yeux sur Dumarest.) Écoute, espèce d’ordure. Tu détiens un secret que le cyber veut connaître. Tu vas lui dire ce qu’il désire savoir, ou la fille va souffrir.
Dumarest lança un coup d’œil à Surat, semblable à une flamme vivante dans sa robe écarlate. Lui et Montarg, associés ? C’était impossible, le Cyclan n’admettait pas d’égaux. Montarg était donc manipulé, utilisé par le cyber pour arriver à ses fins. Il raidit les muscles de ses bras et ses épaules. La chaise lui parut lourde comme un roc.
Il interrogea calmement :
— Et pourquoi devrais-je m’en inquiéter ?
— Parce qu’elle est fragile et sans défense, et que tu es un idiot. Parce que tu es amoureux d’elle et que tu détesterais la voir écorchée vive.
Dumarest haussa les épaules.
— Ce n’est qu’une femme. Mon secret la vaut un million de fois.
C’était une logique que le cyber pouvait apprécier. La promesse faite par Montarg reposait sur le pouvoir de l’émotion, et Surat n’avait aucun moyen de calculer la puissance de l’amour. Il ne l’avait jamais connu et ne pourrait jamais le connaître. À présent, il n’avait plus besoin de l’aide de Montarg. Il tenait Dumarest, et il saurait ce qu’il avait dans la tête.
— Monseigneur, cela suffit. Avec votre permission, je vais emmener cet homme.
— Essayez, et vous n’irez pas loin, répondit Montarg d’un ton menaçant.
Il était intrigué ; si ce secret était tellement important, il voulait le connaître.
— Mes hommes sont dehors, et ils ont des ordres. Si vous sortez sans moi, ils vous arrêteront. Ils pourraient même vous tuer, ainsi que l’homme auquel vous attachez tant de prix. Nous réglerons l’affaire à ma façon, comme nous eut avions convenu.
— Mais vos méthodes ne donnent pas de résultat, Monseigneur.
— Elles en donneront. Ne vous laissez pas abuser par ses déclarations. Je sais ce qu’il en est, et la femme aussi. Une fois qu’elle aura commencé à crier, il ne tardera pas à parler.
— Earl ? (Veruchia était abasourdie.) Que signifie tout ceci ? Que veut-il donc savoir ?
— Silence ! aboya Montarg.
Dumarest se projeta en avant, de tout son poids accentué par celui de la chaise, et sa tête frappa Montarg juste au-dessus de l’aine. Avant même qu’il soit à terre, Dumarest s’était rejeté en arrière, et la chaise s’écrasa contre le mur. Elle était solidement construite. Elle ne se cassa pas. Avant qu’il ait pu répéter sa tentative, l’acolyte s’était élancé sur lui pour le maîtriser avec une force irrésistible.
Montarg était étrangement calme. Il se releva, le souffle lourd, le visage luisant d’une mince patine de sueur. Il marcha sur Veruchia, en faisant jouer ses doigts. Il la saisit.
Elle hurla.
Ses cris se firent de plus en plus déchirants, entrecoupés de supplications frénétiques.
— Non ! Je vous en prie, non ! Earl, aide-moi !
Il tira, sentit la courroie se relâcher, tandis que le dossier de la chaise commençait à se rompre.
Les hurlements se transformèrent en une plainte rauque Dumarest sentait la sueur ruisseler sur son visage, provoquant une douleur cuisante sur la balafre qui lui traversait la joue et la coupure sur sa lèvre. L’acolyte le fixait d’un regard à la fois attentif et indifférent, et il se contraignit à la patience. S’il agissait trop tôt, il éveillerait leur méfiance. Trop tard, il aurait fait subir à Veruchia une souffrance inutile.
Montarg recula et considéra la jeune femme. Elle était effondrée et geignait comme un animal qui ne sait pas pourquoi il a mal.
— Tu dois apprécier le spectacle, Dumarest. (Son visage avait une expression repue.) Mais si tu ne parles pas bientôt, elle ne sera jamais plus comme avant. Je lui laisse un peu de répit, sinon elle va s’évanouir et échapper ainsi à mes attentions. Dans un instant, je commencerai à lui enlever la peau du visage et du corps. Les motifs qu’elle porte rendront la chose intéressante. En alternant les carrés, hein ? Une œuvre d’art en rouge et blanc soulignés de noir. Mais pour le moment, voici un petit quelque chose que j’ai souvent eu envie d’essayer.
Le cri de la jeune femme déchira l’air.
— Non ! (Dumarest tira sur ses liens.) Laissez-la tranquille. Je vais vous dire ce que vous voulez savoir.
— Vous voyez, Cyber ? triompha Montarg. Le pouvoir de l'amour. Il est assez fort pour vaincre même sa réticence à vous livrer le secret.
— C’est ce que nous allons voir, Monseigneur.
— Vous en doutez ? (Montarg sourit.) Il est trop avisé pour vous mentir. S’il espère gagner du temps ou obtenir un sursis pour la femme, il le regrettera. La prochaine fois, je ne m’arrêterai pas si tôt. Eh bien, Dumarest ? Quelle est cette précieuse connaissance ?
— La chaîne d’unités moléculaires composant le jumeau-affin, dit vivement Dumarest.
Le savait-il déjà ? À son expression, Dumarest devina que oui. Mais le reste ?
— C’est ce qui m’a permis de prendre le décapode sous mon contrôle.
— Une sorte de drogue hypnotique ? (Montarg haussa les épaules.) Bon, donne la formule au Cyber et terminons-en.
Il ne savait pas. L’espace d’un moment, Dumarest fut tenté d’essayer de les dresser l’un contre l’autre, d’acheter Montarg par des promesses dorées, mais il savait que cela ne servirait à rien. Cet effort si visible pour gagner son soutien provoquerait ses soupçons.
Il interrogea donc :
— Et après ? Que va-t-il se passer ?
— Rien. La femme et toi serez remis en liberté.
Il mentait. Veruchia serait exécutée et lui emmené par le Cyclan. Surat ne se fierait pas à ses révélations sur l’ordre des unités. Il serait retenu prisonnier pendant qu’on procéderait aux expériences, on fouillerait son cerveau pour en extirper le renseignement exact. Le cyber devait avoir ses propres raisons de se prêter à cette farce.
— Il faut que je puisse l’écrire, dit Dumarest. Vous allez devoir me libérer les bras.
— Ce ne sera pas nécessaire. Vous avez assez de mouvements. (Surat fit un signe à son acolyte.) Donne-lui du papier et de quoi écrire.
Il lui remit un stylo, long et mince, dont la pointe s’effilait en une bille chargée d’encre. Dumarest griffonna les symboles dans n’importe quel ordre, en exagérant ses difficultés.
— Montre-moi ça. (Montarg se rapprocha de Surat penché sur le papier.) C’est cela, le secret ? J’en veux une copie.
— Certainement, Monseigneur. (Surat s’attendait à cette demande.) Il va vous en donner une.
Dumarest se courba sur sa feuille. Surat manifestait sa subtilité. Il était difficile de se souvenir de quinze symboles tracés au petit bonheur. Si le deuxième exemplaire n’était pas semblable au premier, sa supercherie serait découverte. S’il l'était, cela lui fournirait une base de travail, quoi qu’il puisse survenir pour le priver de sa source d’information.
— Laissez-moi voir ! (Montarg s’empara du papier.) Sont-ils identiques ?
Les deux hommes se concentrèrent sur les gribouillages.
C’était le moment qu’attendait Dumarest. Il s’arc-bouta, les pieds rivés au sol, les muscles des reins et du dos craquant dans son effort pour se redresser malgré la chaise qui l’entravait. Le bois déjà entamé par les coups précédents vola en éclats, et la chaise se brisa en morceaux.
Quand l’acolyte fit mine de l’empoigner, Dumarest leva la main dans laquelle il tenait le stylo, dont la pointe transperça l’œil de son adversaire, jusqu’au cerveau.
— Non !
Surat bondit, retenant Montarg qui avait sorti son laser de sa manche. Si Dumarest était tué, tout sera fini pour lui, sa vie, son avenir, la perspective d’être assimilé à l’intelligence centrale, récompense suprême.
— Écartez-vous, espèce d’idiot ! (Montarg ajusta son arme sur Dumarest qui venait d’arracher la courroie.) Écartez-vous !
Le cyber s’interposait obstinément devant sa cible ; Montarg jura, courut jusqu’à Veruchia effondrée dans ses liens. Dumarest s’élança. Il vit le laser pointé vers lui, et les articulations du doigt de Montarg blanchir quand il appuya sur la détente.
Le premier coup le manqua. Le second lui laboura l’épaule, ensuite il fut sur l’homme ; sa main gauche, prompte comme l’éclair, se porta vers l’arme, qu’elle releva et détourna au moment même où Montarg faisait feu à nouveau. Il entendit grésiller la chair carbonisée et vit Surat tomber, un trou noir dans son crâne rasé.
Dumarest, de sa main libre, retira la dague de son fourreau ouvragé, la brandit, faisant jouer la lumière sur la lame.
— Non ! Pitié, non !
— Pour Veruchia, Montarg, dit Dumarest.
Et il lui plongea la dague en plein cœur.
*
**
La cité était en fête. Des lumières éclairaient chaque bâtiment, les rues étaient pleines de gens, hommes et femmes dansant sur les airs des musiciens Ambulants, le vin et la nourriture distribués gratuitement à chaque carrefour. Là-haut, dans le radeau, au-dessus du bruit et de la confusion, Veruchia n’arrivait pas à croire que tout cela était en son honneur.
— Vieille tradition, expliqua Selkas, Chaque nouveau Propriétaire est tenu de dilapider un peu de ses revenus pour offrir une fête. Quand Chorzel avait hérité, il avait octroyé une terre à tous ceux qui pourraient, en une journée, courir jusqu’à la Cuvette d’Ulam et en revenir. Trois y sont parvenus. (Il se tut, songeur.) C’était avant qu’il n’institue les jeux.
— Qu’est-ce qui l’a poussé à le faire, Selkas ?
— À envoyer des hommes périr dans l’arène ? Vous avez entendu les raisons maintes fois !
Dumarest prit la parole :
— Il était guidé par le Cyclan. C’est la meilleure raison qu’on puisse donner.
Il était assis près de la verrière, et ne regardait pas les autres ; il n’avait pas voulu les accompagner, mais Veruchia avait insisté. Elle était Propriétaire depuis un jour seulement, et il lui restait à apprendre que le pouvoir impliquait la responsabilité. Et il lui restait à comprendre que le danger rôdait et rôderait toujours, guettant la moindre imprudence.
— Il était conseillé par Surat, dit Selkas. C’est cela que vous voulez dire ?
— Je veux dire que le Cyclan a délibérément tenté de mener ce monde à la ruine, et qu’il y a presque réussi. Si Montarg avait hérité, il aurait atteint son but. Vous n’avez pas besoin de moi pour vous l’apprendre. Ce monde est doté d’une culture civilisée qui a été contaminée par des influences barbares. Vous avez voyagé, Selkas, et connaissez cela. Il suffit de peu pour altérer le cours du progrès d’une planète. Sans commerce, les vaisseaux ne viennent pas, et sans vaisseaux, il s’ensuit inévitablement pour la planète le repli sur soi et la stagnation. C’est à toi, Veruchia, de redresser la barre. Condamne l’arène, ou, mieux, fais-en un lieu consacré aux sports honnêtes. Des vrais jeux, pas des festivals sanguinaires.
Dumarest pensa à Sadoua. L’arène était toute sa vie. Eh bien, la vie était une lutte constante. Il survivrait.
— Mais pourquoi ? interrogea encore Veruchia. Quelle raison pouvait avoir le Cyclan d’isoler notre monde de la sorte ?
Dumarest contempla les étoiles ; elles étaient ternies par les illuminations d’en bas. Mais la question suscita en lui une réflexion. Le Cyclan n’agissait jamais sans raison. Sa logique de fer imposait que chaque mouvement tende vers un but déterminé, et il était bien placé pour savoir à quel point les plans de l’organisation pouvaient être tortueux.
Il dit lentement :
— Voici une théorie, et rien de plus Que se passe-t-il lorsqu’un monde progresse ? Le commerce se développe, la population augmente, les vaisseaux affluent et, s’il se trouve à proximité des mondes appropriés, eux aussi bénéficieront de cette expansion. Il est possible que le Cyclan ait voulu empêcher l’essor de Dradea afin d’éviter cela.
Ce qui signifiait que l’organisation ne voulait pas que cette zone de l’espace devienne trop fréquentée. Avait-elle quelque chose à cacher ? Un secteur qu’elle voulait maintenir isolé ? Un monde qui devait rester inviolé ?
Terre, peut-être ?
Il remuait ces pensées tandis que le radeau descendait pour se poser à la lisière de la cité devant des murs familiers.
— La maison, dit Veruchia. Ma maison.
Pas le palais : celui-ci était trop vaste, trop impressionnant encore, et, pour des raisons qui n’appartenaient qu’à elle, elle tenait à l’intimité de son décor habituel. Selkas savait ce qui la préoccupait, et sut se montrer diplomate.
— Je vous verrai demain, dit-il. Il y a beaucoup à faire et il faudra vous installer au palais pour cela. Ensuite, il faut réunir le Conseil et prendre des décisions. Je vous verrai également, Earl. Il y a certains points à régler.
L’argent – son salaire –, et peut-être d’autres choses.
— Nous pouvons le faire dès maintenant, dit Dumarest. Je viens avec vous.
— Cela peut attendre à demain. Ce soir, Veruchia a besoin de vous.
Dumarest regarda la jeune femme, immobile sur le seuil de sa maison. Elle se retourna, leur sourit avant de pénétrer à l’intérieur. Tout autour de la propriété, des hommes montaient une garde discrète. Elle n’avait plus besoin de lui pour la protéger des assassins. La Propriétaire d’un monde ne manquait pas de gardes du corps.
— Elle vous aime, reprit Selkas d’une voix paisible. Vous le savez sûrement. Et elle a besoin de force et de réconfort pour régner sur ce monde et le guider dans la bonne voie. Vous pouvez lui procurer cette force, Earl. Vous le devez.
— Je le dois ?
— N’avez-vous jamais été amoureux, Earl ? Ne vous est-il jamais arrivé qu’une seule personne remplisse votre univers, et qu’elle soit toujours présente dans vos projets d’avenir ?
Selkas surprit l’expression de Dumarest, et prit soudain un air contrit.
— Je suis navré. J’ai réveillé des souvenirs douloureux. Il faut me pardonner.
Dumarest regarda la maison, la verrière où se reflétaient ses traits durs. Les morts ne devraient pas avoir le pouvoir de faire souffrir autant, quand ils avaient aimé d’un amour si profond.
— Quand Lisa est morte, j’ai cru devenir fou, chuchota Selkas. Je ne pouvais pas croire que je ne la reverrais plus. Je m’attendais à la voir surgir à chaque coin de rue, dans chaque pièce où j’entrais, mais elle n’était jamais là. Et toujours, toujours, elle hante mes rêves. Je ne veux pas que Veruchia connaisse cela. Pas maintenant, pas encore, et jamais, si on peut l’éviter. Elle n’a que trop souffert dans sa vie. Ne la faites pas souffrir davantage, Earl. Allez la voir. Elle a besoin de vous.
Quand il entra dans la maison, elle chantait une gaie mélodie où se reflétait son bonheur. Quand il referma la porte, elle l’appela, et il s’adossa au battant, parcourant l’entrée du regard. Il n’y avait plus trace du sang, de la chaise cassée ni des cadavres. Seules, une tache noire sur un muret une autre sur le parquet poli évoquaient la violence dont cette demeure avait été le théâtre.
— Earl ? C’est toi, mon chéri ?
— Oui, Veruchia.
— Quel ton solennel ! Selkas est-il parti ?
— Oui.
Il alla dans le bureau et se servit un verre d’alcool qu’il réchauffa dans sa main tout en regardant les livres alignés et les cartes ; anciennes. L’une, plus moderne, était celle de Dradea, et il l’examina tandis qu’il buvait l’eau-de-vie à petites gorgées. Le désert de Wend, le glacier de Cosne, la vaste étendue de la mer Elgish, où ils avaient tous deux failli mourir – où il était mort.
Il but, à grands traits cette fois, refusant de se rappeler la douleur, l’obscurité grandissante, la vague finale de l’oubli. La mort ressemblait-elle vraiment à ça ? Se représenterait-elle de la même façon ? Ou serait-elle brève, rapide, survenant miséricordieusement sans qu’il s’en doute ?
Son verre était vide. Il le remplit à nouveau et se replongea dans l’étude de la carte. Dradea était un monde agréable au potentiel énorme. Ici, on pouvait bâtir une cité. Une autre au pied de ces collines. Cette rade pouvait devenir un port, et des champs d’atterrissage pouvaient être construits à une douzaine d’endroits.
— C’est une belle planète, Earl. Et elle est tout à nous.
— À toi, Veruchia.
— À nous, chéri. Toi et moi.
Elle s’était changée, et portait à présent une robe de gaze arachnéenne, garnie de dentelle par devant, laissant les épaules découvertes ; la dentelle noire se confondait avec le décor naturel de sa peau, si bien qu’il était difficile de voir où commençait l’une et se terminait l’autre. Sa chevelure se répandait librement, soyeuse, couleur de jais et d’argent, comme des traces de comètes dans un ciel nocturne. Ses yeux étaient lumineux.
Ses lèvres pleines, légèrement humides. Il semblait incroyable qu’il ait jamais pu la comparer à un garçon.
— Toi et moi, répéta-t-elle. Nous partagerons. Nous avons passé un marché, tu te rappelles ?
Un marché conclu après une nuit d’amour, et alors qu’elle avait désespérément besoin de son aide. Mais du moins s’en souvenait-elle. C’était une femme qui n’oubliait jamais rien.
— Non, dit-il. Les responsabilités partagées ne donnent jamais de bons résultats, et que ferais-je de la moitié d’une planète ? Tu la gardes. Tu l’as gagnée, elle t’appartient.
Elle ne discuta pas, connaissant comme lui la dissension et les cabales que susciteraient la jalousie envers un étranger. Et le fils de Montarg serait le centre d’un foyer de rébellion.
— Alors, je te fais Haut Locataire, avec assez de terres pour être indépendant, et assez d’argent pour faire ce que bon te semble.
C’était bon de détenir un pouvoir, de prendre des décisions et d’attribuer des récompenses. Elle regarda Dumarest verser de l’alcool dans un verre qu’il lui tendit, en levant le sien.
— Je porte un toast, Veruchia. À la plus belle Propriétaire que ce monde ait jamais eue. La plus belle qu’il pourra jamais avoir.
Elle sentit le plaisir l’empourprer, et reprit soudain conscience de la chose qui faisait d’elle un être à part. Il s’empara de la main qu’inconsciemment elle levait vers son visage.
— Non, Veruchia, je veux te voir pendant que je le peux. D’ici une semaine, chaque femme sur cette planète aura copié ces marques. La rançon de la gloire, ma chère. Elles voudront toutes ressembler à la Propriétaire. Mais la Propriétaire restera unique.
— Earl ! Mon chéri !
Elle laissa tomber son verre en se jetant dans ses bras, et le liquide se répandit sur le sol sans qu’ils y prissent garde. Elle noua ses bras autour de son cou et se pressa contre lui avec une exigence croissante. Il répondit à son étreinte, et elle fut inondée de bonheur.
Il resterait.
Pendant quelque temps au moins, il resterait.
Il oublierait son rêve de retrouver Terre, de rentrer dans sa patrie. La patrie se trouvait là où son cœur était attaché, et d’ici peu il aurait accepté cette idée.
— Earl ?
— Chérie ?
— Tu ne me quitteras jamais ?
Elle le sentit se raidir soudain et, devinant sa réticence, lui bâillonna la bouche avec ses lèvres avant qu’il puisse répondre. Il avait voyagé toute sa vie, et il était difficile de rompre avec une habitude. Il arriverait un moment où il aspirerait à reprendre sa route, à chercher, à explorer monde après monde. Peut-être même partirait-il – c’était un risque qu’elle devait prendre. Mais le risque était plus grand encore, s’il partait, qu’il lui revienne.
Mais il ne partirait pas ce soir.
Il ne partirait pas demain. Il était possible qu’il ne reparte jamais. Il ne serait pas le premier homme à perdre un monde pour l’amour d’une femme.